HENRI MICHAUX Peintures, dessins, estampes de 1943 à 1984

Automne-Hiver 2014-2015

L’Épreuve de l’étranger

Il a ouvert une porte, et derrière il y avait cela : ce paysage inouï,   » paysage de la vie, non de la surface de la terre, paysage comme un drap tiré sur la tête « . Mais la porte ne se laissait pas ouvrir aisément, par une simple pression de la main. On ne pénètre pas facilement dans le lieu même de l’inhabitable. Devenir peintre fut, pour Henri Michaux, une expérience similaire à celle qu’il relate dans l’un de ses premiers livres, Ecuador, où il raconte comment, jeune homme de trente ans malade du cœur, il entreprit un voyage en Équateur. Le déplacement géographique devint épreuve physique et morale : là où l’on s’attendait à la découverte de l’exotisme, ce fut une nouvelle naissance, un départ absolu rendu possible par le danger encouru et la perte de tout repère qui en découla. Il en va de la peinture comme il en fut de l’Équateur : c’est le vide, ce  » désert haletant  » où l’on se perd, que rencontre Michaux sur la feuille où il fait surgir un monde littéralement sans limites. Difficile, face à ses œuvres, de ne pas penser aux mots qu’il emploie pour évoquer la « crise de la dimension » qu’il traverse face à la Cordillère des Andes :
« La première impression est terrible et proche du désespoir.
L’horizon d’abord disparaît
Les nuages ne sont pas tous plus hauts que nous.
Infiniment et sans accidents, ce sont, où nous sommes,
Les hauts plateaux des Andes qui s’étendent, qui s’étendent. »
De la peinture, qu’il disait pratiquer pour se « parcourir », Michaux affirmait qu’elle incarnait pour lui, à l’égal de l’écriture,  » l’aventure d’être en vie « .  Il faut prendre l’artiste aux mots si l’on veut tenter de dire ce que fut la singularité, et la force, de son art dans l’histoire du XX° siècle. Comprendre ce que le terme aventure implique : cette façon d’aller, à l’aveugle, vers son risque, qui demande que l’homme parvienne d’abord à s’arracher à lui-même. Pour cela il y a le voyage, pour cela il y a la mescaline et sa turbulence infinie, pour cela, surtout, il y a la tache d’encre affrontée comme le lieu même d’un aveuglement total d’où peut surgir un monde. C’est cela, la leçon d’Henri Michaux : comprendre que c’est dans la nuit que se trouve le mouvement, que c’est dans les plis que se niche la vie, et que l’art n’a d’autre but que de les débusquer. Se parcourir : non pas se livrer à une sorte de promenade autobiographique mais faire de la tache et du trait les armes d’une exploration violente, où il s’agit de donner forme à l’inconnu au fin fond de soi. Être artiste c’est faire, en soi, l’épreuve de l’étranger.
S’il était nécessaire de préciser pourquoi une telle œuvre trouve sa place au sein de la galerie Chave, non loin de Max Ernst, de Georges Ribemont-Dessaignes, d’Eugène Gabrichevsky ou de Fred Deux, ces quelques mots, sans doute, suffiraient à le dire. Michaux est de cette famille : il fait partie de ces artistes pour qui l’art est, au sens le plus fort de ce terme, une expérience : cela même que je vis qui transforme ma vie.
Qui se tient face à une œuvre d’Henri Michaux éprouve cela tant l’expérience a pour ouverture un sentiment de perte : ici, rien de stable, rien de permanent, rien de rassurant, mais un espace inconnu, entre expansion et dissolution, où chaque forme qui émerge est comme l’annonce d’une disparition à venir. Si voyage il y a, c’est dans un pays où l’être ne se livre qu’à travers ses états intermédiaires : intérieur, extérieur, émergence, résurgence, c’est un somnambule qui chemine ici par la voie des taches. Mais, et c’est là la radicalité toujours intacte de cette œuvre, la rêverie porte ici le rêveur vers un monde inconnu, celui de l’indifférence à soi-même, que peuplent des objets sans ressemblances : étrangers, absolument.
 » J’ai brisé la coquille
simple je sors du carcel du corps      
l’air                                                                                          
l’au-delà de l’air est mon protecteur. »                                                  

  Pierre Wat   
(texte du catalogue Henri Michaux 2014 galerie Chave)